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  • Photo du rédacteurMichèle Devernay

Apolline et la sorcière

En ce mois d'octobre 2022, j'ai participé au PAtober (à prononcer "pâtes au beurre", bien sûr) organisé par la communauté Plume d'Argent. Inspiré par l'Inktober, il s'agissait d'un challenge d'écriture destiné à nous pousser à rédiger une petite nouvelle chaque jour, à partir d'une liste de thèmes.


Les challenges journaliers sont toujours très compliqués pour moi, faute de temps, mais je tenais absolument à participer. Alors je me suis débrouillée pour écrire tous les trois jours, en prenant en compte les thèmes des trois jours précédents. Ainsi est née Apolline et la sorcière, une nouvelle sans autre prétention que celle de m'amuser. L'histoire d'une jeune fille qui débarque un matin chez une sorcière dont elle est censée devenir l'apprentie...


La température était si douce cet automne-là... Le son de ses pas qui bruissaient dans les feuilles d’automne avait quelque chose d'apaisant, et Apolline sourit tout en accélérant. Elle ne pouvait pas se permettre d’être en retard pour son premier jour, cela ne se faisait pas. Elle était à la fois inquiète et surexcitée. Inquiète parce qu’elle craignait de ne pas être à la hauteur de ce que l’on attendait d’elle, malgré les certitudes de sa grand-mère. Et surexcitée parce que… Eh bien, qui n’aurait pas rêvé d’être une sorcière ? D’avoir des pouvoirs magiques, de préparer toutes sortes de potions, de filtres et de charmes, ou encore de transformer les princes en crapauds ?


En nage, elle écarta les pans de son écharpe. Elle approchait de la sortie du village où se trouvait la chaumière de la vieille Evinrude. Une étroite maison en retrait du chemin, qui laissait dépasser d’un repli de terrain son toit de tuiles moussues. La fillette s’engagea sur un étroit sentier, puis traversa un charmant petit pont au-dessus d’un ruisseau et se retrouva devant une clôture de bois brun. En dehors de deux poules dodues qui picoraient dans la cour, le lieu semblait désert. Elle était pourtant attendue, d’après ce que lui avait assuré Grand’Ma. Des courges étiraient leurs tiges en travers de l’allée et elle dut slalomer entre elles pour atteindre la porte.


Pendant un instant, un heurtoir en forme de grenouille sembla la narguer sur le battant. Levant les yeux au ciel, elle le souleva tandis qu’une soudaine rafale de vent la poussait sur le côté. Les feuilles mortes balayèrent ses jambes nues et, de surprise, elle frappa sans doute plus fort qu’elle n’aurait dû. La porte s’ouvrit sans bruit sous sa poussée en révélant une obscurité pour le moins inattendue. Apolline fronça les sourcils. Les volets étaient fermés, l’âtre vide et la pièce dégageait une température presque hivernale. Il se passait ici quelque chose d’anormal. Elle déglutit, cogna de l’index contre le bois pour signaler à nouveau sa présence et appela.


« Il y a quelqu’un ? Evinrude ? C’est Apolline, votre nouvelle apprentie. Est-ce que tout va bien ? »


Il n’y eut pas de réponse. Elle tendit l’oreille sans percevoir le moindre bruit. Un profond silence pesait sur la maison. La jeune fille frissonna puis poussa un peu plus le battant pour permettre à la lumière du jour de pénétrer dans la pièce. Curieuse tout autant qu’inquiète, elle fit un pas en avant et s’arrêta net, estomaquée par le spectacle qui s’étalait devant ses yeux. La pièce avait été ravagée. Au premier plan, la table et les chaises avaient été renversées, les ustensiles de cuisine jonchant le sol au milieu de morceaux de verre et de liquides mystérieux. Plus loin, le lit étroit était retourné et le matelas éventré, la cuvette et le broc étaient brisés en mille morceaux.


Apolline sentit son estomac se nouer. Nulle part, il n’y avait trace de la sorcière. À moins que… Une masse gisait dans un vieux fauteuil devant la cheminée, recouverte d’une nappe noire tissée, Apolline le devinait, avec de la toile d’araignée teintée à l’encre de sèche. S’agissait-il d’Evinrude ? Était-elle malade ou pire, morte ? Elle expira lentement tout en tentant de se raisonner. La vie ne vous quittait pas comme ça d’un claquement de doigts, la magicienne avait sans doute attrapé la grippe. Elle avait passé une mauvaise nuit à cause de la fièvre et ne s’était pas réveillée. Au lieu de divaguer, elle ferait mieux de lui porter secours !


À pas lents, Apolline s’approcha du fauteuil, se pencha et tendit la main vers l’étoffe arachnide qui couvrait son occupante. Ses doigts tremblaient. Elle inspira à fond, raffermit sa prise et tira d’un coup sec en reculant d’un pas prudent. Frappée de stupeur, elle resta figée face à l’animal roulé en boule sur le coussin. Une chose était sûre, ce n’était pas Evinrude ! Son petit corps écailleux était d’un beau bleu soutenu et son museau pointu était surmonté de trois cornes recourbées, une sur le front et deux au sommet de son crâne. Deux ailes fragiles, à la membrane aussi fine que celles des chauve-souris, étaient sagement repliées sur son dos.


Par la barbe de Merlin, ce dragonnet était-il responsable des dégâts survenus dans la chaumière d’Evinrude ? D’où diable sortait-il et qu’était-il advenu de la sorcière ? Il ne l’avait tout de même pas dévorée, il était bien trop petit pour ça ! Les questions se bousculaient dans la tête d’Apolline, son cerveau réduit à l’état peu enviable de carrot cake. Elle était incapable de prendre la moindre décision. Deux yeux d’un bleu presque phosphorescent se braquèrent alors sur elle et elle cessa complètement de respirer. Il était réveillé ! Son cœur se mit à cogner à coups redoublés dans sa poitrine. Les bébés dragons crachaient-ils du feu ? Allait-il la réduire en cendres ? Était-ce ce qui était arrivé à Evinrude ?


La créature se mit maladroitement sur ses pattes en déployant ses ailes, et tendit le nez vers elle. Il grondait comme un chien, sauf que cela n’avait rien à voir. Malgré sa petite taille, le bruit venait du plus profond de ses entrailles et résonnait avec force. Ses griffes labouraient le fauteuil et elle sut que c’était sans doute bien lui qui avait saccagé la pièce, volontairement ou non. La jeune fille recula encore tandis que l'irrépressible envie d’aller chercher secours au village s’emparait d’elle. C’est alors qu’un gigantesque coup de tonnerre éclata dans le ciel au-dessus de la chaumière. Elle sursauta mais elle ne fut pas la seule.


Le dragonnet bondit sur place, poussa un glapissement de frayeur et plongea, tête la première, sous la nappe noire. Le vent avait forci et une pluie drue s’abattait sur le jardin, des trombes d’eau glacée. Apolline frissonna. Cette fois, l’été était bel et bien mort, il allait falloir s’y faire. Elle retint un soupir navré et revint à sa préoccupation première. Dégainant son smartphone, elle accéda à un moteur de recherche. Il ne lui fallut que quelques instants pour dénicher ce qu’elle cherchait. Accroupie devant le fauteuil, elle se mit à parler d’une voix douce tout en tirant sur le tissu avec délicatesse, et compara l’animal avec la photo qui s’affichait sur son écran : un dragon celtique !


Tout en le gardant à l’œil, Apolline parcourut l’article. Dans la mythologie, ils étaient considérés comme des créatures protectrices à l’immense pouvoir, symboles de fertilité, de sagesse et de force. Elle jeta un regard dubitatif à la chose recroquevillée sous la nappe avant de poursuivre sa lecture. Il en existait deux formes : des créatures serpentines sans pattes vivant sous la mer, et celle qu’elle avait sous les yeux et qui s’enhardissait à nouveau, maintenant qu’elle avait compris que le tonnerre était inoffensif. Ses petites ailes de chauve-souris largement déployées derrière lui, le dragonnet l’observait à présent avec curiosité.


Il tendit son museau triangulaire dans sa direction, comme pour mieux la humer. Ses grands yeux clairs avaient quelque chose d’hypnotique. Sans même s’en apercevoir, il fit un pas en avant, puis deux, trois et il bascula soudain dans le vide, au moment où il atteignait le bord du fauteuil. Il roula sur le sol avec un piaillement aigu et pitoyable puis il ne bougea plus, les ailes emmêlées. La jeune fille pouffa mais son rire se brisa net lorsqu’un choc sourd retentit sous ses pieds. Tous ses nerfs se crispèrent. Elle jeta un coup d’œil alentour, tendant l’oreille. Un second choc, suivi d’un bruit de verre brisé. Cela venait de la cave, à coup sûr. Elle déglutit avec difficulté.

La mère du dragonnet nichait-elle en bas ?


Tétanisée, Apolline ne savait plus du tout quoi faire. Fuir à toutes jambes, ou affronter sa peur et aller voir ce qui se tramait sous ses pieds ? Au nom de quoi, ou de qui, l’aurait-elle fait d’ailleurs ? Evinrude ? C’était, certes, une amie de sa grand-mère, mais elle la connaissait à peine, après tout. La froideur d’un museau écailleux la tira de ses réflexions. Le bébé dragon escaladait ses genoux en l’observant d’un air inquiet. Elle poussa un soupir exaspéré.


« D’accord, je vais aller voir ce qui se passe en bas mais toi, tu restes là ! Compris ? »


Elle se leva avec détermination et se dirigea vers une porte à côté de laquelle une clef rouillée était suspendue à un clou. Elle s’en empara, la fit tourner dans la serrure et ouvrit le battant sans se laisser la possibilité de changer d’avis. Une ficelle pendait devant son nez et elle tira dessus. En vain. L’obscurité persista.


« Bon sang, ce n’est pas possible ! J’ai le mauvais œil ou quoi ? »


Elle s’empara d’une bougie et passa dix minutes à chercher de quoi l’allumer, tout en râlant de ne pas encore faire partie du microcosme des sorcières aguerries qui faisaient jaillir une flamme d’un simple claquement de doigts. Après quoi, elle s’engagea dans les marches. L’odeur était forte, piquante et presque suffocante. Un parfum de soufre mélangé à celui, métallique, du sang et de la décomposition. Elle n’aimait pas ça, pas du tout. Son cœur se mit à cogner douloureusement contre ses côtes mais elle n’en poursuivit pas moins sa route.


Le mur était couvert d’étranges pancartes sur lesquelles on pouvait lire de drôles d’inscriptions : Entrée des artistes, Place de l’apéro, Parking à boulets, Tous les chemins mènent au rhum… Elle secoua la tête. Evinrude était vraiment bizarre et, pour peu qu’elle la retrouve, elle n’était plus si sûre d’avoir envie de devenir son apprentie. Sa grand-mère lui rabâchait souvent qu’il ne fallait jamais dire “fontaine, je ne boirai pas de ton eau” mais, tout de même, la situation avait de quoi rebuter les plus motivés, non ? Apolline soupira tout en continuant à descendre. Si elle marquait la moindre hésitation, elle allait faire demi-tour et s’enfuir en hurlant. Alors non, elle ne devait surtout pas s’arrêter.


Un gémissement apeuré lui échappa lorsqu’elle posa le pied sur un sol de terre battue. Abaissant la bougie, elle vit détaler toute une famille d’araignées noires et velues. Il y avait de quoi remplir un bestiaire ! La nausée l’envahit et elle sentit son estomac se retourner comme un gant. Un long frisson lui remonta tout le long du dos. Elle détestait les araignées, c’était plus fort qu’elle, une véritable phobie ! Elle se mit à haleter sans parvenir à inspirer autant d’air qu’il lui en aurait fallu pour s’apaiser. Seigneur, elle aurait tout donné pour être ailleurs, même au milieu d’une tripotée de morveux déguisés et hurlant “un bonbon ou un sort” devant toutes les portes du quartier ! Et pourtant, Samhain, elle détestait ça, que les choses soient claires, mais là, c’était pire, bien pire.


Un puissant grondement, suivi d’un tintement de chaîne, la ramena à l’instant présent. Les doigts tremblants, elle leva la bougie bien haut au-dessus de sa tête, révélant une grosse masse sombre. Un souffle d’air chaud lui balaya les joues et elle plissa le nez. Le museau d’un dragon gigantesque s’approcha d’elle, gueule béante sur des crocs de la taille de son avant-bras. Comment ce dragon était-il rentré là-dedans ? Elle se préparait à hurler lorsque le dragonnet, qui l’avait suivie malgré des instructions pourtant claires, se précipita vers sa mère.


La femelle se désintéressa aussitôt d'Apolline. Elle se roula en boule autour de son petit retrouvé et se mit à ronronner comme un gros chat. La jeune fille haussa un sourcil dubitatif puis soupira, trop heureuse de ne plus être au centre de son attention. C’est alors qu’elle observa que, derrière l’imposante silhouette de la dragonne, la flamme de sa bougie se reflétait dans un grand miroir en pied au cadre lourdement ouvragé. Intriguée, elle contourna avec prudence la mère et le fils et s’avança. Quelle ne fut pas sa surprise de reconnaître Evinrude !


Toute de noir vêtue, une lourde cape doublée de soie rouge sur les épaules et un éclatant dentier de vampire dans la bouche, la sorcière s’agitait de l’autre côté du miroir. Elle semblait s’amuser comme une petite folle lors de la nuit des morts-vivants ! Ou peut-être pas. Autour d’elle, tout un coven de sorcières s’acharnaient à coups de balais sur une minuscule petite souris qui tentait désespérément de fuir en slalomant entre leurs chaussures. Médusée, Apolline vit l’animal foncer droit sur elle, escalader la surface du miroir et basculer dans la cave, où il se transforma en…


Petit garçon ! Les yeux écarquillés, elle l’observa quelques secondes tandis qu’il regardait autour de lui d’un air un peu hébété. Il la dévisagea à son tour, puis éclata d’un rire joyeux. Blondinet aux joues rouges, ses pupilles brillaient d’excitation comme une lanterne d’Halloween.


« Noé ! Je t’avais prévenu qu’elles n’apprécieraient pas de te voir débarquer ainsi, pourquoi as-tu fait ça ? Seigneur, tu n’écoutes jamais rien, ce n’est pas possible… Ah, les jeunes d’aujourd’hui, que de la brume et des petits oiseaux dans le crâne ! Débarquer au beau milieu d’un coven en pleine célébration, on n’a pas idée. On n’était pas bien, là, tous les deux, à jouer à Dracula ?


— Mais ma tante, je voulais simplement voir les dragons de plus près, ils étaient tellement beaux. Vous ne m’aviez pas expliqué comment fonctionne ce miroir. Je ne pouvais pas deviner que nous allions échanger nos places… »


Apolline plongea à nouveau le regard dans la glace. Les sorcières avaient abandonné leur balais. Elles s’étaient calmées et regroupées autour de deux dragons celtiques, une femelle et son petit, qu’elles cajolaient des petites choses fragiles. La jeune fille jeta un coup d’œil derrière elle, la cave était vide. Les créatures reptiliennes s’étaient volatilisées pour réapparaître de l’autre là-bas, de l’autre côté. À l’instant précis où Evinrude et l’enfant étaient revenus…


« Et vous, peut-on savoir qui vous êtes, au juste ?


— Heu… Apo… Apolline, votre nouvelle apprentie. Nous avions rendez-vous ce matin pour…


— Apprentie ! Seigneur, comme si je n’avais pas assez de ce bougre d’âne, là… Je vais le renvoyer à sa mère séance tenante, ça va être vite fait. Quant à vous… Allez donc nous préparer un chocolat chaud, nous en avons bien besoin, après toutes ces émotions ! »


La jeune fille dansa d’un pied sur l’autre pendant quelques secondes, ne sachant pas si c’était du lard ou du cochon, mais la sorcière avait l’air on ne peut plus sérieux et elle finit par obtempérer. Haussant les épaules avec fatalisme, elle tourna les talons et escalada les marches, non sans jeter un dernier coup d’œil dubitatif au duo atypique qui se disputait encore dans son dos. Le chaos du rez-de-chaussée lui sauta de nouveau aux yeux et ses épaules s’affaissèrent. Au moins n’y avait-il plus de dragon à craindre dans les parages, c’était toujours ça de pris.


Elle s’avança avec précaution dans la cuisine et ouvrit la porte du frigidaire à la recherche de lait. Elle ne trouva qu’un fond de bouteille de bière entamée, dont tout le gaz s’était échappé. Faire un chocolat chaud sans lait allait s’avérer compliqué. Pour peu qu’il n’y ait pas de chocolat non plus… Elle soupira, soudain découragée. Elle avait l’impression d’osciller au bord du gouffre et d’avoir une décision à prendre, une décision capitale. Elle regrettait surtout amèrement d’avoir suivi les conseils de sa grand-mère en acceptant de devenir l’apprentie d’Evinrude.


Car si cette dure journée n’était que le premier jour du reste de sa vie, il ne fallait pas être devin pour subodorer que cette dernière s’annonçait aussi sombre qu’une nuit d’orage. Un vent glacial s’engouffra dans la pièce par la porte restée ouverte. Malgré l’hiver qui semblait décidé à prendre la place de l’été indien sans laisser voix au chapitre à l’automne, un entêtant parfum de liberté se dégageait de la cour envahie par les courges, et des bois au-delà. Apolline jeta un bref coup d’œil vers l’escalier de la cave, prit une grande inspiration et quitta la chaumière dans une envolée de feuilles mortes.



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