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  • Photo du rédacteurMichèle Devernay

Fortune Cookies

L'Allée des Conteurs est une communauté d'auteurs, dédiée aux genres de l'imaginaire. Dans le cadre de la Coupe des Trois Rues, Nascana nous a proposé d'écrire une nouvelle gourmande sur le thème de l'hiver, en y incluant les trois mots : sombre, nymphe, et boisé. Fortune Cookies constitue ma petite participation à ce challenge.



La nuit tombait rapidement sur le pan boisé des montagnes du Vercors. La neige étouffait tous les sons, mais Emma avait le sentiment qu’on entendait le bruit de ses pas à des kilomètres à la ronde. Elle contournait à pas précautionneux le lycée polonais récemment ouvert à Villard-de-Lans. Ces quatre dernières années, le plateau était devenu une zone de refuge pour les exilés de tous bords, mais en novembre 1942, la zone libre avait été envahie et les soldats de l’armée dissoute avaient rejoint le maquis durant l’hiver. Nous étions en janvier 1944, et la résistance avait depuis belle lurette mis en place sa stratégie.


Pierre était un alpiniste chevronné, il connaissait bien la montagne, et l’idée du plan Montagnards, c’était lui au départ. Londres l’avait validé, et le Vercors était censé devenir une véritable base d’accueil de ce qu’ils appelaient des « éléments aéroportés alliés ». Tout cela dépassait Emma de loin ; tout ce qu’elle savait, c’est qu’il n’était pas question qu’elle reste les bras croisés. La chance allait tourner, et au moment de la libération, il faudrait couper la retraite allemande en agissant à Grenoble, à Valence... Il y avait tellement de choses à mettre en place avant cela. D’une certaine manière, le temps passait si vite qu’elle doutait qu’ils soient jamais prêts à temps ; d’un autre côté, elle avait bien hâte...


Dans tous les cas, elle n’en doutait pas, les Alliés reprendraient le dessus. Un éclat de rire bruyant la fit se figer brusquement, telle une nymphe aux abois à la lisière de la forêt. L’image l’aurait amusée. Avec son bonnet qui retombait bien bas sur son front, son écharpe qui remontait bien haut sur son nez, ses gants épais et les nombreuses couches de vêtements dont elle s’était enveloppée, l’institutrice n’avait rien de ces divinités qui personnifiaient habituellement les forces vives de la nature. Au moins était-elle au chaud...


Elle jeta un coup d’œil rapide par l’unique fenêtre éclairée le long de la façade qu’elle longeait. Les soldats allemands montaient rarement juste là, Dieu merci, mais la prudence était néanmoins de mise. Il y avait des gens qui collaboraient avec l’ennemi, à Villard-de-Lans même, et s’ils l’avaient suspectée de la moindre action de résistance, ils l’auraient dénoncée sans scrupule. Elle ne savait qu’en penser. Bien sûr, elle condamnait cette attitude, comment faire autrement ? Mais la peur faisait parfois faire des choses terribles, elle en était bien consciente. Le mieux était sans doute de se tenir à l’écart d’eux, particulièrement ce soir.


Son pied glissa sur la surface gelée, et elle se rattrapa au mur en se mordant la langue pour ne pas crier, plus de peur que de douleur d’ailleurs. Elle ne pouvait pas se permettre de chuter, au risque de se blesser sérieusement, et de compromettre sa mission. Dans son panier, les cookies avaient été salement secoués, elle espérait qu’aucun ne s’était brisé en révélant les messages dissimulés à l’intérieur. Ils étaient codés, bien sûr, mais deux précautions valaient toujours mieux qu’une, surtout quand il était question de la résistance. Ça bougeait en Haute-Savoie, les Allemands étaient nerveux et multipliaient les opérations de répression. Elle souleva le torchon à carreaux rouges et blancs pour jeter un coup d’œil, à la lueur de l’éclairage intérieur. Il faisait sombre, mais elle pensa malgré tout que cela irait.


Elle marchait à présent au bord de la route, croisant les doigts, le cœur battant, pour que personne ne l’emprunte à cette heure, ne la remarque et ne l’interroge sur sa destination. Elle n’avait pas long à parcourir, la boulangerie ne se trouvait plus qu’à moins de 100 mètres sur la droite. Imprudemment sans doute, elle pressa le pas sur la chaussée glissante, et cinq minutes plus tard montre en main, elle poussait la porte de l’entrée de service.


- « Ah, te voilà enfin, je commençais à me faire du souci ! », l’interpela Mariette, ses yeux bleus pâles reflétant une inquiétude sincère. « Tu as eu des problèmes ? »


- « Ne m’en parle pas ! », répondit Emma à voix basse en surveillance l’entrée principale. « L’encre a fondu dans les premiers biscuits ! Le texte des messages était devenu complètement illisible, les cookies étaient immangeables, j’ai dû en faire de nouveaux. J’ai trouvé une astuce ; cette fois, ça devrait aller, mais j’ai pris pas mal de retard, et ils se sont réunis au lycée, j’ai dû redoubler de prudence pour passer devant, sans parler de la neige... »


Elle déposa son panier sur le comptoir, et Mariette entreprit immédiatement de transférer son contenu dans une corbeille disposée bien en évidence pour appâter le chaland. Plantée au bout d’un cure-dent en bois, une étiquette manuscrite joliment décorée indiquait « Fortune Cookies ». Les biscuits étaient encore tous chauds, mais au grand soulagement d’Emma, pas un millimètre de papier n’en dépassait. Ils embaumèrent bientôt toute la petite boulangerie.


- « Jules ne devrait plus tarder, mais ça fait une trotte depuis Vassieux. Il faut déjà plus d’une heure en temps normal, alors par un temps pareil... Tiens, je te rends ton panier, et prends cette miche de pain, elle est d’hier bien sûr, mais trempée dans la soupe, ça te remplira toujours l’estomac. »


Emma allait remercier chaleureusement la boulangère quand la clochette au-dessus de la porte d’entrée retentit dans son dos. Jules, déjà ! Il était temps qu’elle arrive avec ses pauvres biscuits, décidément. Mais à la vue de l’expression figée de Mariette, elle devina rapidement qu’il ne s’agissait pas du maire de la petite commune de Vassieux. Le cœur au bord des lèvres et l’estomac tout retourné par une crainte soudaine, elle se retourna lentement pour découvrir la tête de fouine d’Edgar Vallont, le pire collabo de tout le plateau du Vercors !


- « Bonsoir mesdames », commença-t-il d’un ton mielleux qui la hérissa immédiatement. « Mademoiselle l’institutrice, madame la boulangère... Dîtes-moi, vous travaillez tard, ce soir, Mariette. Je craignais de souper sans la moindre croute de pain mais je vois que... Oh, mais qu’est-ce que c’est que ça ? Des biscuits tous frais ? »


- « C’est une commande de... de quelqu’un de Vassieux qui doit passer les chercher d’une minute à l’autre ! Je l’attendais justement pour fermer. »


Les cloches de l’église sonnèrent un coup, dix-neuf heures trente. Emma dansait d’un pied sur l’autre. Elle aurait tout donné pour pouvoir se cacher dans un petit trou de souris, ou au moins quitter les lieux et regagner son petit logis, mais abandonner Mariette aux mains de cette ordure lui était inconcevable.


- « Quelqu’un d’aisé sans doute, pour se permettre une telle commande en temps de guerre, alors que nous manquons de tout... Allons, par ce temps, il ne viendra plus, je puis vous l’assurer ! Je vous les rachète la moitié de leur prix, vous n’aurez ainsi pas tout perdu. »


Ben voyons ! Emma faisait intérieurement des bonds. Ce type ne doutait vraiment de rien. Sans parler du fait qu’il ne manquait sûrement pas de grand-chose, lui qui réquisitionnait tout et n’importe quoi chez n’importe qui. Elle espérait que Mariette l’enverrait paître, mais la boulangère semblait terriblement mal à l’aise, effrayée même, et elle ne pouvait pas l’en blâmer.


- « C’est que... Eh bien, je ne sais pas... Peut-être devrais-je patienter encore quelques minutes, il vient de loin, et ce ne se serait pas correct de... »


- « Il ne viendra pas, vous dis-je ! Allons tenez, prenez ça et n’en parlons plus. Dépêchez-vous, je vous ramène toutes les deux juste que chez vous en voiture, il fait un froid de canard. »


Le ton s’était fait clairement agacé, puis lourd de menaces, et enfin à nouveau mielleux. Horrifiée, Emma cherchait désespérément une excuse, un moyen d’aider Mariette, de s’aider elle-même car si cet homme déchiffrait les messages, comprenait qu’ils étaient à l’intention de la résistance, et cherchait à comprendre d’où ils provenaient, elle ne donnait pas cher de leur peau à toutes les deux. Rien ne lui vint, et la mort dans l’âme, Mariette empocha l’argent et passa son manteau, résignée à suivre Vallont. Elle n’osait même plus regarder Emma. Les doigts tremblant, elle verrouilla la porte, mit en place les lourds volets de bois, et sourit gauchement à l’homme de toute évidence fort satisfait qui les attendait patiemment, la corbeille pleine de biscuits sous le bras.


Emma n’avait toujours pas ouvert la bouche lorsqu’elle s’installa à l’arrière de la voiture. Elle avait l’impression qu’une énorme pierre pesait dans son ventre, pesante. Lorsqu’ils la déposèrent chez elle, elle remercia poliment Vallont, saluant Mariette avec davantage de chaleur. Elle essaya de faire passer dans son regard tout ce qu’elle éprouvait à l’égard de la boulangère : conseils de prudence, encouragements, soutien...


* * *


En avril 1944, la milice mena une première opération au village de Vassieux-en-Vercors, situé sur le plateau du Vercors, vers 1100 mètres d’altitude, à une quarantaine de kilomètres de Villard-de-Lans. Connue comme l’un des principaux centres de résistance du maquis, la commune fut pillée, des fermes incendiées, des habitants torturés et déportés, et trois d’entre eux furent même fusillés sur place.


A Villard-de-Lans, les volets de bois peints en bleu qui masquaient la vitrine de la petite boulangerie de Mariette pendaient tristement de guingois sur leurs charnières, de grandes bâches en plastique masquant la boutique désertée depuis trois mois. Chaque matin, en se rendant à l’école pour donner la classe aux enfants, Emma passait devant la boulangerie, les larmes aux yeux face à ce spectacle de désolation. Et chaque matin, elle s’interrogeait sur ce qu’il était advenu de Mariette, soudainement disparue un soir de janvier, alors qu’Edgar Valmont prétendait l’avoir, comme convenu, déposée devant chez elle.

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