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  • Photo du rédacteurMichèle Devernay

Le chant des ombres

Il y a un peu plus de trois ans que Ray Bradbury s’est éteint, et qu’avec son départ, nous avons perdu un amoureux des livres comme il en existait peu. Pour la deuxième année consécutive, en ce 22 Août, date anniversaire de sa naissance, nous fêtons les livres, les auteurs et les lecteurs. C'est ce qu'on a appelé le Ray's Day, et à cette occasion, je vous propose de découvrir un petit texte écrit tout exprès. Partagez votre passion avec le monde entier et surtout, faites passer le mot !


De sombres nuages commençaient déjà à s’amonceler au-dessus du parc forestier de Tollymore lorsque Lucent s’engagea sous les grands séquoias. Il avait revêtu un long imperméable noir grâce auquel il espérait se protéger un minimum de la pluie. L’alerte météo avait été donnée très tôt dans la matinée, mais il n’en avait cure. Il n’envisageait pas une seule seconde la possibilité de rater la reconstitution à laquelle il se réjouissait d’assister depuis des mois, orage ou pas. C’était un jeune homme d’une quinzaine d’années aux cheveux couleur aile de corbeau, passionné de légendes celtes et qui passait l’été en Irlande chez des amis de ses parents.


La lune était pleine, sa clarté presque entièrement masquée par l’amas de nuages qui surplombait les bois. Lucent se déplaçait à la lumière émise par l’écran de son smartphone, une carte d’état-major à la main. Il avait eu largement le temps de préparer son expédition, et il se laissait à présent gagner par l’excitation, marchant de plus en plus vite. Il cheminait sur un sentier qui longeait la Shimna River, une jolie rivière qui traversait la forêt en gazouillant gaiement. Il emprunta un petit pont qui aurait constitué un décor de cinéma de rêve, et atteignit bientôt les ruines d’une vaste grange aux allures d’église du dix-huitième siècle, qu’il admira pendant de longues secondes.


La nuit ne résonnait que des bruits de la forêt, branches frottant les unes contre les autres, petits rongeurs détalant dans le sous-bois, oiseaux nocturnes se mettant en chasse. Il contourna l’édifice, ou ce qu’il en restait, en souriant, se sentant pleinement dans son élément. Sans peur. Il longea un affleurement rocheux à la forme un peu bizarroïde et quelques minutes plus tard, là, en pleine nature, au milieu de rien, passa sous une portion de portail gothique. Il sut alors qu’il avait atteint sa destination. Les ruines de l’abbaye étaient là, fièrement dressées de l’autre coté, avec leurs trois fenêtres en forme d’ogive, seuls vestiges de l'antique chœur. Les premières silhouettes humaines de la soirée lui apparurent brusquement sous l’éclairage violent d'un unique éclair.


Les spectateurs étaient alignés à la lisière des arbres, massés les uns contre les autres comme pour se réchauffer, ou encore se rassurer. Le tonnerre roula sourdement au-dessus de l’assemblée de Lug. Lugnasad était une fête religieuse qui célébrait la déesse Tailtiu représentant la Terre-Mère en Irlande, pendant la période des récoltes. Une joyeuse foire de commerce s’était tenue au village pendant la journée, et Lucent avait pu y entendre des poètes et des musiciens. Il avait même assisté à un splendide mariage traditionnel. La soirée en revanche était sous l’autorité des druides et de leurs célébrations collectives. L’adolescent éteignit son smartphone, et gagna rapidement les rangs des spectateurs, soucieux de ne pas rater le début de la cérémonie.


Il était temps. Une voix rauque et forte s’éleva soudain dans les ténèbres, psalmodiant une litanie aux accents chantant, un peu comme une invocation, dans une langue ancienne et probablement morte depuis des siècles. Dans le même temps, quelques assistants vêtus de longues robes blanches entreprenaient d’allumer une série de torches sur le pourtour de la clairière. Incapable de détourner les yeux de l'officiant, impressionnant dans la lueur dansante des flammes, Lucent ne prêta pas la moindre attention aux premières gouttes de pluie, éparses, qui humidifiaient ses cheveux noirs. Le druide était en train de remercier la déesse pour ses bienfaits et sa générosité.


Cependant, le ciel avait pris un aspect franchement menaçant à présent, le vent soufflait en rafales au-dessus de leurs têtes, l'air se chargeait d'humidité et la température avait chuté. L'ensemble finit par sortir Lucent de sa fascination hébétée. Il jeta un coup d’œil à la ronde. Les arbres pliaient dangereusement, les spectateurs tentaient vainement de retenir autour d'eux les pans déchaînés de leurs vêtements de pluie. En à peine quelques minutes, des chutes diluviennes s'abattirent sur l'assemblée désemparée, éteignant les torches et la plongeant de nouveau dans l'obscurité. Entre grondements assourdissants et explosions tonitruantes, l'orage faisait rage. Et ce fut à ce moment-là que les éclairs se mirent à frapper...


Lorsque Lucent reprit connaissance, il était allongé de tout son long dans une véritable mare d'eau de pluie, totalement impuissant face aux éléments déchaînés. Au-dessus de lui, l'orage allait toujours crescendo. Il avait le sentiment d'être seul au monde. Le ciel lui était-il tombé sur la tête ? La foudre ? Non, il ne serait sûrement plus là pour en parler. Il se redressa, trempé de la tête aux pieds mais indifférent à la morsure du froid. Les yeux écarquillés pour percer les ténèbres, il scrutait les silhouettes qui l'entouraient. La plupart des gens étaient déjà avachis sur le sol, à moitié sonnés, comme lui. Mais les éclairs continuaient de s'abattre sur les autres, méthodiquement, et dans leur lumière spectrale, le spectacle qui s'offrit à lui lui glaça les sangs. Car ceux qui se redressaient n'avaient plus figure humaine.


Amas de fins cristaux de nuit de forme humanoïde, ils ressemblaient à ces ombres sans épaisseur créées par l'exposition d'un objet opaque en pleine lumière. Brusquement envahi d'un sombre pressentiment, Lucent baissa les yeux sur son propre corps, et ouvrit la bouche pour se mettre à hurler sans discontinuer. Lorsque la pluie se fit moins intense, que le vent se calma et que le calme retomba dans la clairière, de l'autre côté du portail gothique, une étrange mélodie s'élevait des ruines de l'ancienne abbaye. Les ombres s'étaient mises à chanter, et Lucent s'aperçut qu'il chantait à l'unisson...

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